Influences russes en Afrique: un système en phase de duplication
Le témoignage et les éléments apportés par l’ancien communiquant du groupe Wagner en Centrafrique, Ephrem Yalike, permettent de comprendre comment se mettent en place les opérations russes dans le domaine informationnel, et de décrypter leur duplication en cours dans d’autres pays africains, en premier lieu au Sahel, où elles accompagnent le déploiement de paramilitaires.
Cette enquête a été réalisée dans le cadre d’investigations coordonnées par Forbidden stories, un réseau international de journalistes qui poursuit le travail de journalistes assassinés ou menacés. Elle implique dix médias partenaires dont RFI. Le lanceur d’alerte, qui témoigne ici, a pu quitter la République centrafricaine avec l’aide de la PPLAAF, la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique.
« La même méthode, je la vois dans d’autres pays africains, et moi qui ai eu à travailler avec eux, je sais que c’est la même machinerie, au Mali, au Burkina Faso. » Au micro de RFI, Ephrem Yalike est affirmatif : le système pour lequel il a œuvré à Bangui et qu’il décrit dans son témoignage – placement d’articles dans des journaux, diffusion de fausses nouvelles, organisation de fausses manifestations – a inspiré les Russes dans leurs nouvelles terres d’accueil.
Certains spécialistes eux-mêmes voyagent d’un pays à un autre, à commencer par Mikhail Prudnikov dit « Micha », l’ancien « boss » d’Ephrem Yalike en RCA, chargé de communication des Russes de Bangui : « Micha, très souvent, se déplace. Il va dans ces deux pays. Il peut s’absenter pendant une semaine, ou un mois. Une fois, il m’a promis de m’emmener pour voir « comment les autres travaillent là-bas », mais il ne l’a jamais fait. »
Ces propos, Ephrem Yalike les a tenus lors de sa première rencontre avec l’équipe de Forbidden stories, en octobre 2022. Selon lui, Mikhail Prudnikov aurait donc régulièrement visité Bamako en parallèle de l’arrivée des mercenaires russes au Mali, fin 2021, et Ouagadougou, où ils se sont installés un an plus tard.
Dans un récent article sur « Les médias dans l’action internationale de la Russie en Afrique », le chercheur français Maxime Audinet liste vingt-deux accords connus entre la chaîne de télévision d’information internationale Russia Today (RT) et l’agence de presse multimédia Sputnik d’une part, et des médias africains, conclus entre 2019 et 2023. Une liste hétéroclite mélangeant des agences de presse publiques (Algérie, Sénégal, Côte d’Ivoire, Congo-Brazzaville, Mauritanie notamment), des médias d’État (RTNC en RDC) mais aussi des médias privés comme Afrique Média, télévision « anti-impérialiste » mais surtout franchement complotiste basée au Cameroun. RT et Afrique Média ont signé un accord en décembre 2022 à Moscou afin de « lutter contre la propagande mensongère occidentale », selon eux.
« La stratégie russe, qui est aussi celle de la Chine et de la Turquie, est de proposer des contenus nombreux et gratuits, là où les agences de presse occidentales de qualité comme l’AFP, font payer des abonnements inaccessibles pour ces médias », explique Maxime Audinet. « Et c’est vrai qu’on voit souvent des copier-coller de dépêches d’agences russes. L’idée, c’est que ces contenus diffusés par des médias locaux seront jugés plus crédibles, plus légitimes. On peut parler de sous-traitance médiatique, mais aussi, d’une certaine manière, de blanchiment de contenu, parce que la signature Sputnik ou RT, n’apparait pas toujours, pour duper les réseaux sociaux. Depuis le sommet Russie-Afrique de 2019, on voit que c’est un mouvement qui s’est accéléré. Et il n’y a pas qu’en Afrique que ça existe. »
Un patron de groupe de presse nigérien récemment approché nous a confié les courriels de démarchage reçus du département de la coopération internationale de RT.
Dans ces échanges – que nous ne reproduirons pas pour raisons de sécurité – son interlocuteur lui propose de reprendre des émissions d’actualité, dont le journal télévisé de RT en français, des talk-shows et autres programmes comme des documentaires. Seules demandes : l’image ne doit pas être modifiée et le logo de la chaîne clairement apparaître. La coopération est gratuite précise-t-il, et permet au partenaire « d’élargir sa grille de programme avec un contenu de haute qualité ».
Mais l’essentiel n’est pas dans les mails, explique notre source, qui affirme que trois chaines de télévision de Niamey ayant accepté un deal perçoivent des virements trimestriels de leur nouveau partenaire. Une mécanique selon lui également à l’œuvre au Togo ou en Guinée.
« Ces accords permettent la pénétration des éléments de langage russe via ces agences, médias d’État ou agrégateurs de contenus populaires comme Mediacongo en RDC, ou encore Bamada.net », explique Maxime Audinet.
Ce site malien s’est récemment distingué en accusant un diplomate français d’orchestrer les vols de sexes masculins en Centrafrique pour en extraire leur « virilité » dans un bunker secret à Versailles (avant de rétropédaler). Un fake propagé ensuite par des robots russes dans des publications sponsorisées sur Facebook.
« Là où en Centrafrique le groupe Wagner a constaté un manque d’acteurs et s’est décidé à ouvrir sa propre radio [Radio Lengo Songo, NDLR] pour toucher largement la population via le medium de référence pour la population locale, le développement au Sahel se fait via des acteurs déjà en place, identifiés dans une architecture médiatique assez foisonnante », analyse Maxime Audinet. Au Mali, la radio MaliBaFM diffuse ainsi les programmes de Sputnik Afrique.
Interrogé, un journaliste burkinabè évoque des changements radicaux de ligne éditoriale de certains sites, et précise avoir déjà été contacté par des Russes se présentant « comme des confrères » et désireux de savoir si son titre avait « une grille tarifaire pour reprendre leurs articles sur notre site ».
Début 2023, une bonne source observant l’emprise russe se resserrer sur Ouagadougou confiait à RFI qu’un papier glissé par les Russes pouvait rapporter 15 000 FCFA (environ 23 euros) au journal burkinabè réceptif.
En début d’année, Savane FM a reçu la visite de Viktor Lukovenko (ce qui ne veut pas dire qu’un accord ait été conclu). Animateur de la chaîne Telegram « Souriez et saluez » qui met en scène ses balades sur le continent. Dernièrement, il s’est mis en scène au Sénégal pendant les élections législatives, et a déjà annoncé son passage au Togo et au Bénin, où il compte s’intéresser au vaudou. Viktor Lukovenko était encore récemment un des principaux relais d’African initiative (AI), la nouvelle « agence de presse » spécialisée lancée pour remplacer les structures créées sous l’empire du défunt patron du groupe Wagner Evgueni Prigojine. African initiative a à sa tête Artyom Kureev, un agent du cinquième service du renseignement intérieur russe (FSB), responsable de l’information opérationnelle et des relations internationales selon le média d’investigation The Insider.
African Initiative est une « reprise en main du projet Lakhta, de la galaxie Prigojine, par le renseignement russe », constate Maxime Audinet. Le « projet Lakhta » était une organisation d’influence médiatique, employant plusieurs dizaines de personnes à Saint-Pétersbourg, et travaillait tant sur les élections américaines que sur la guerre en Ukraine ou l’Afrique.
Selon les recherches de Maxime Audinet, « AI » est la propriété de l’entreprise « Initsiativa – 23 » et a été enregistrée au registre des greffes russes le 21 septembre 2023. Il rappelle qu’African initiative a par exemple mis en musique en janvier 2024 l’arrivée à Ouagadougou d’Africa corps, la nouvelle entité paramilitaire chargée de prendre la suite de Wagner après la mort de Prigojine et le partage par l’État russe de l’empire Concord (la holding de l’homme d’affaires rassemblant près de 400 entreprises).
Ce déploiement a été accompagné de messages assurant que le chef de la transition au Burkina Faso, la capitaine Ibrahim Traoré, était sur le point de subir une tentative d’assassinat soutenue par la France. Plusieurs centaines de paramilitaires vont débarquer dans les jours suivants dans la capitale burkinabè.
Des installations évidemment accompagnées de manifestations où les drapeaux russes côtoient ceux du pays en question et qui, au-delà de l’expression d’un ras-le-bol des populations face à un constat d’échec intérieur, principalement sur le plan sécuritaire et de la lutte contre la corruption, sont aussi poussées par l’écosystème lié à la Russie. « Je me suis rendu compte que certaines tactiques d’organisation des manifestations qui se faisaient en République centrafricaine sont en train d’être reproduites dans ces pays africains qui sont en train d’être occupés par la Russie », constate ainsi Ephrem Yalike, dont une des missions à Bangui était de rétribuer les jeunes manifestants.
Cette arrivée a comme corolaire les attaques envers toute concurrence, en premier lieu les médias indépendants, les pouvoirs militaires locaux étant comme désinhibés par la présence des gros bras du Kremlin. Chaine de référence au Burkina Faso, la Radio Omega a par exemple été suspendue pour un mois en août 2024, après avoir déplu au gouvernement.
« Les Russes ont réussi à transformer le paysage médiatique chez nous », reprend notre confrère burkinabè, « en infiltrant les groupes sur les réseaux sociaux et en ciblant les personnalités critiques du régime. Tout le monde a peur et n’ose plus parler, même au téléphone, car on pense être sur écoute. Quand on parle à des responsables, ils laissent leur téléphone et ordinateur dans leur voiture car ils pensent que les Russes ont trouvé le moyen d’infiltrer les appareils », explique-il, se disant « certain » que son téléphone a déjà été piraté.
Un directeur de journal nigérien explique ainsi : « Les médias russes ont des correspondants ici, la télévision publique passe des contenus de RT, il y a des web TV qui se sont montées et qui relayent 100% de sujets favorables pour les autorités et pour la coopération avec la Russie, ils font leur propagande. Les autres, on est vraiment dans l’autocensure. On a bien vu comment Idrissa Soumana Maïga, le directeur du journal L’Enquêteur, a été emmené et embastillé pour avoir repris une information du Figaro. Donc, on fait très attention pour ne pas attirer l’attention sur nous. Il y a des articles du code pénal très intrusifs, souvent déformés, manipulés, utilisés dans le cadre de l’atteinte à la sûreté nationale. »
Les médias internationaux, eux, sont mis au ban par les militaires putschistes, et leurs représentants, s’ils ne font pas leurs valises ou ne s’astreignent pas au silence, sont pris pour cibles. Ainsi, en avril 2023, Reporters sans frontières dénonçait les campagnes menées contre deux journalistes françaises installées au Burkina Faso (depuis parties) et trois autres confrères locaux.
À la manœuvre, de fausses pages liées au Groupe panafricain pour le commerce et l’investissement (GPCI), agence de communication de l’Ivoiro-burkinabè Harouna Douamba.
Précédemment à la tête d’ANAcom (Aimons notre Afrique), Harouna Douamba a œuvré en Centrafrique. En mai 2021, Facebook avait supprimé trente-deux comptes et quarante-six profils fictifs liés à cette agence et menant des campagnes de désinformation en ligne, notamment dès 2017 contre la Minusca, la mission de l’ONU dans le pays, et contre la France.
Ephrem Yalike confirme avoir rencontré Harouna Douamba : « C’est quelqu’un qui a été plusieurs années en RCA. Je l’ai rencontré lors d’une conférence de presse. Je savais pourquoi il venait et qu’il cherchait à embaucher. Il devait faire venir des militants panafricanistes, faire des actions, donner des conférences pour appeler les Centrafricains à la vigilance pour défendre leur « révolution ». »
Une autre source proche du pouvoir à Bangui confirme qu’à cette époque Harouna Douamba « avait un étage entier dans un immeuble de la ville, son travail était de chanter les louanges du régime et des Russes ». Et pour cause, il était au début, comme Radio Lengo Songo, financé par Lobaye Invest, entreprise liée à Prigojine, selon All Eyes On Wagner, un groupe de recherche qui documente l’influence russe en Afrique. Avant que Douamba ne quitte la Centrafrique sur fond de différend financier avec ses clients locaux, pas toujours enclins à régler les factures.
Selon les informations récupérées par Forbidden stories et ses partenaires, Harouna Douamba s’est ensuite installé au Togo en janvier 2022 puis a ouvert un bureau au Burkina Faso juste avant le putsch d’Ibrahim Traoré en octobre 2022. Il aurait obtenu des contrats de communication avec le nouveau régime. Il a même participé en juin 2023 à une visite de la ministre des Affaires étrangères en Arabie saoudite.
Il serait désormais le point focal d’African initiative au Burkina Faso, et il est probable que la myriade de comptes tentant de donner une image radieuse de ce pays sur les réseaux sociaux en utilisant des images fausses ou détournées pour saturer le réseau social, soient liés à son agence GPCI.
Les Maisons russes, centres culturels et nids d’espions ?
Au fil des mois, African initiative a organisé de nombreux évènements à Ouagadougou, souvent avec le partenariat de la Maison russe de la ville. Officiellement des centres culturels, ces Maisons russes sont de véritables plaques tournantes du déploiement informationnel, à l’exemple de celle de Bangui, dirigée par Dimitri Sytyi, principal rouage des activités commerciales et communicationnelles des Russes en Centrafrique.
Au Burkina Faso, la directrice s’appelle Evguenia Fanavievna Tikhnova. On la voit ici avec à sa gauche, Issaka Souwerma, ancien ministre sous l’ex-putschiste Paul-Henri Sandaogo Damiba, qui dirige l’association pour la tolérance religieuse et le dialogue religieux. L’homme au chapeau noir est Ismaël Tamako, écrivain et président du Club des jeunes citoyens leaders burkinabé (CJCLB), et qui s’occupe d’une « officine de désinformation », selon une source sur place.
À Bamako, où de nombreux cadres ont fréquenté les universités soviétiques puis russes, c’est un Malien qui a été placé à la tête de cette institution. Aliou Tounkara est membre du parlement de transition, et il a rendu visite le 13 novembre dernier à Artyom Kureev, le chef espion d’African initiative.
C’est au sein de la Maison russe qu’a débuté le 30 juillet dernier la formation de la première promotion de « l’école de journalisme russo-malienne ». Une journée sur place avant un mois de cours à distance via des vidéos.Dans ces vidéos, un dénommé Mikhail Podzniakov joue l’enseignant. Il présente le journalisme comme un « combat » et les journalistes comme des « soldats de l’information ». Via Telegram, il nous confirme être « chef du département des pays d’Afrique francophone ». Un poste qu’il occupe depuis un an, après avoir quitté Russia Today pour un travail selon lui « beaucoup plus intéressant ». « C’est un grand projet mené par des spécialistes incroyables », écrit-il.
Il confirme les identités de deux autres Russes présents sur la photo : son « collègue » Vitaly Taïsaïev et Anna Zammaraeva, ancienne attachée de presse du groupe Wagner et directrice adjointe d’AI, « une professionnelle brillante avec une grande expérience des campagnes électorales et des relations publiques ».
Quant à son patron Artyom Kureev, il le qualifie de « personnalité de haut niveau avec vingt ans d’expérience dans la protection des intérêts russes dans les relations internationales, même quand la Russie était faible et volée par « l’occident collectif » ». Mikhail Podzniakov dit par ailleurs ne jamais s’être rendu en République centrafricaine, mais en avoir l’intention.
Formation en journalisme et voyages en Russie
Selon le témoignage d’un des étudiants joint par le consortium, la trentaine de jeunes ont entre 22 et 25 ans, ils ont participé gratuitement et viennent de l’École supérieure de journalisme et des sciences de la communication (EJSC), dont le directeur Aboubakar Abdoul Wahidou Maïga, est un ancien doctorant en Russie passé par la télévision publique malienne (ORTM).
Il était promis aux trois meilleurs « un voyage en Russie et un contrat pour travailler avec African Initiative au Mali », en plus de cours de russe dispensés chaque mercredi.
Ce journaliste, habitué des plateaux TV, en particulier sur la chaine Africable possède une agence (« Youri communication »). Il est lié à l’association « Perspective sahélienne » qui a organisé la première « journée culturelle russo-malienne » le 24 août 2024, en présence de plusieurs ministres maliens.
Joint par l’équipe de Forbidden stories, Robert Dissa assume : « Je suis une agence de communication, donc je demande des sponsorings pour des événements, aux Russes, aux Français, aux Américains, c’est comme ça. Si on paie les frais d’organisation et que je peux aider pour une activité, je le fais, c’est mon travail. Je ne suis pas un relais de la Russie, je suis un relais de tout le monde. »
Par rapport à cette formation, il dit avoir été approché : « Ils ne connaissent pas très bien le terrain, donc ils m’ont demandé de voir les jeunes journalistes. J’en ai parlé autour de moi et j’ai mobilisé quelques connaissances. Mais ce n’est pas une école, avec une administration, des enseignants, etc… C’est un renforcement des capacités. »
De manière plus générale Robert Dissa estime que « toute entreprise, tout État qui, d’une manière ou d’une autre, veut intervenir au Mali et contribuer au développement socio-économique de mon pays, je ne vois rien de mal à cela ».
Quelques semaines plus tôt, en juin dernier, Robert Dissa avait été invité en voyage en Russie, mais aussi à Marioupol, en Ukraine occupée. Un voyage qu’il raconte sur son compte Facebook en reprenant les éléments de langage du Kremlin : « Des ruines de Marioupol, aujourd’hui, 2 ans après, poussent partout des bâtiments flambant neufs. Marioupol est aujourd’hui une ville totalement reconstruite et même de nouveaux quartiers entiers sortent de la terre et embellissent et rajeunissent la ville. »
Par la suite, la Maison russe de Bamako a également accueilli mi-septembre une conférence intitulée « Les guerres modernes de l’information et la lutte contre les fake news », organisée par l’institut de formation de Russia Today (RT Academy) et animée par deux membres russes de la chaine, autour, selon la chaine Telegram de la Maison russe, « d’exemples récents de la manière dont des agences de presse de premier plan, telles que CNN, BBC ou encore Deutsche Welle, utilisent de fausses nouvelles dans leur travail et les diffusent dans le monde entier ».
Ce type d’opération a pour objectif de « fidéliser les journalistes », estime le chercheur français Maxime Audinet. La présence russe a permis l’essor de tout un écosystème de Web TV et autres « videomen. » Parmi ces chaines, « Gandhi malien », fondée par le journaliste et activiste Mamadou Sidibé, qui a 1,2 million d’abonnés sur Facebook, est particulièrement visible, et s’est tellement développée qu’il s’est adjoint plusieurs présentateurs et chroniqueurs. Mikhail Podzniakov y intervient de manière régulière.
Le 12 novembre, cette chaine, qui se pique de géopolitique, reprenait une « analyse » demandant à la France de payer 300 milliards de dollars de réparation au Mali, la France étant « la véritable cause de notre crise actuelle ». Il renvoyait aussi vers des émissions mises en ligne sur la plateforme russe de vidéos en ligne Rutube. Mamadou Sidibé a aussi été invité en Russie en mai dernier, il y a rencontré le patron d’African Initiative Artyom Kureev.
Fidèle à son héritage soviétique, la Russie a bien compris la nécessité de construire un réseau de « relais d’influence » sur le terrain. Parfois, un simple voyage peut changer la perception d’une personne sur le pays et vous gagner un présupposé favorable. Ainsi, le blogueur malien Aziz Maïga, directeur général de Difacom, bien connu sur les réseaux sociaux comme « Aziz Maïga ne ment pas ».
Invité début novembre à un « forum de la jeunesse » dans l’enclave russe de Kaliningrad, dans des conditions sur lesquelles il ne souhaite pas apporter de précision, il estime sans ambages que « la Russie dont les gens parlent, n’est pas celle que j’ai vue. J’ai été très bien accueilli, la Russie a été ouverte pour moi. Donc, si je dois vraiment croire quelqu’un, je vais croire plus à la Russie que les autres pays que je n’ai jamais visités ».
Un constat partagé sur ses réseaux sociaux, où on le voit apprécier une balade en vélo ou ses échanges avec des hauts cadres de Russia Today : « La Russie un pays accueillant et très touristique. J’ai été touché par la gentillesse de sa population, qui m’a véritablement marquée. »
Illustration de la stratégie de vérité alternative chère au régime russe, Aziz Maïga a participé à une table ronde « Spin doctoring et vérification des faits : façonner l’opinion publique dans les médias ». Un débat sur les fake news pour le moins ironique dans un pays en pointe dans la guerre informationnelle : « On a partagé nos idées sur nos expériences professionnelles : ce que nous traversons dans les zones de guerre, comment ça se passe, est-ce que les journalistes y sont libres, en sécurité en fonction des informations qu’ils partagent. Il y avait des journalistes asiatiques, européens, américains, africains. Chacun a partagé son expérience et moi aussi. »
S’il dit « ne pas trop suivre les médias russes », il refuse de trier les informations selon leur origine : « L’essentiel pour moi est que le travail soit bien fait. La preuve, c’est que je discute avec vous alors que RFI est suspendu au Mali. Ces médias-là, ils sont ici, et si les gens suivent, c’est qu’ils apprécient. »
Un modèle d’influences qui essaime au Sahel…
Jusque-là, le Niger, autre pays du Sahel dirigé par une junte, n’accueille pas encore de formations de journalistes. Les voyages en Russie n’ont pas été organisés. La pénétration y est donc moins importante que dans les pays voisins. Pour autant, l’ouverture récente d’une Maison russe pourrait être une étape dans le développement de l’activité informationnelle russe. Ahmed Bello, activiste issu de la société civile pro-junte, a été choisi pour la diriger.
Les Maisons russes essaiment sur le continent, en lien avec Rossotrudnichestvo, une agence de coopération internationale sous sanctions européennes dirigée par Yevgeny Primakov, petit-fils de l’ancien Premier ministre de Boris Eltsine, ancien journaliste réputé proche de Vladimir Poutine. Il y en a une dizaine aujourd’hui.
Au Tchad, une Maison russe a été ouverte fin 2023 avant de déménager en septembre dernier dans un bâtiment plus spacieux, sous la direction d’une locale, Safia Ahmat Ibrahim. À Ndjamena, des influenceurs bien connus issus de la galaxie Prigojine, Maksim Shugaley et Samir Seïfan, ont fait une apparition très commentée en mai dernier durant la campagne présidentielle, s’affichant dans un bureau de soutien au chef de l’État Mahamat Idriss Déby. Lequel avait rendu une visite très médiatisée à Vladimir Poutine en janvier 2024, alimentant les conjectures sur un rapprochement avec Moscou.
Selon plusieurs observateurs, cette campagne a vu fleurir les comptes éphémères et favorables au résident du palais présidentiel, n’hésitant pas à utiliser des narratifs anti-occidentaux. Un savoir-faire rappelant la marque de fabrique russe. Toutefois, après être revenus en juin au Tchad, Maksim Shugaley et Samir Seïfan ont eu moins de réussite en septembre, empêchés d’entrer dans le pays et détenus deux mois par les services de renseignements tchadiens. Ce qui laisse penser qu’à Ndjamena, on se méfie de ces « sociologues ».
En 2022, une enquête menée par l’ONG Global Initiative estimait que la holding d’Evgueni Prigojine avait aussi des intérêts économiques ou menait des opérations d’influence politique dans sept autres pays africains : Madagascar, le Cameroun, le Kenya, le Zimbabwe, la RD Congo, la Guinée équatoriale et l’Afrique du Sud.
Madagascar a été un des premiers pays à connaître une tentative d’influence lors de la présidentielle de 2018. Les mécanismes en avaient été expliqués dans un documentaire de la BBC en 2019. Omer Beriziky, ancien Premier ministre et candidat à l’élection, y relatait par exemple leur approche : « Ils m’ont demandé si j’étais prêt à ouvrir la diplomatie malgache vers d’autres horizons. J’ai dit « bien évidemment » ! Et ils m’ont dit : « On va vous aider ». » Avant de lui promettre un peu moins de 2 millions de dollars. Les experts envoyés au moment où Evgueni Prigojine investissait dans les mines malgaches imprimaient un journal gratuit avec des articles favorables aux candidats qu’ils soutenaient, et s’invitaient dans les équipes de campagne pour donner des directives.
La Guinée équatoriale semble être le dernier projet en cours du duo African initiative/Africa corps. À la recherche d’un repreneur aux activités de la major pétrolière américaine Exxon mobil qui quitte le pays, le président du pays, Teodoro Obiang Nguema s’est rendu à Moscou fin septembre, dans le but potentiel d’attirer les géants russes Lukoil et Gazprom dans son pays.
Le plus ancien chef d’État en exercice du continent (depuis 1979) a alors éventé une information passée sous les radars en se félicitant du travail « d’instructeurs russes » auprès de son armée, et évoquant un renforcement du partenariat sécuritaire.
Une déclaration qui a poussé les experts des activités paramilitaires russes à s’intéresser au pays le plus fermé d’Afrique centrale, et à confirmer l’arrivée d’hommes en uniforme ces derniers mois. Ils seraient environ deux cents selon une bonne source.
Alors que Teodoro Obiang s’est dit prêt à accueillir le sommet Russie-Afrique de 2026, rappelant que son pays n’est pas signataire du statut de la Cour pénale internationale, African initiative a multiplié les opérations de communication dans ce pays. Par exemple en diffusant dernièrement des photos de visites dans un orphelinat ou dans un hôpital pour enfant.
Pour plusieurs observateurs, ce déploiement ressemble à un signal à destination de ceux qui contesteraient la succession familiale en préparation en Guinée équatoriale entre le président Obiang et son fils, Teodorin, connu pour être aussi flambeur que violent, comme le rappelait un récent portrait de Jeune Afrique.
« C’est le seul intérêt. S’appuyer sur des pays sans scrupules comme la Russie. Pour Moscou, c’est un point d’accès stratégique aux eaux du golfe de Guinée. » estime un opposant en exil.
Aux côtés d’African initiative, cette structure d’influence créée pour reprendre les structures de Wagner, les médias d’État russes ont accéléré leur repositionnement vers l’Afrique, après leur fermeture en Europe de l’Ouest. Sputnik France est ainsi devenue Sputnik Afrique, et son site est désormais principalement consulté au Maghreb et en Afrique francophone.
Selon les calculs du chercheur Maxime Audinet, l’Afrique représente désormais 25 à 30 % des contenus produits par la chaîne anglophone de Russia Today, et deux émissions sont spécifiquement consacrées au continent sur RT en français.
« La plupart de ces contenus se caractérisent par une légitimation de l’action de la Russie, en Afrique comme en Ukraine, et par la promotion d’un récit anti(néo)colonial visant à discréditer celle des pays occidentaux », écrit le chercheur. « Pour ce qui est des audiences, on ne peut pas répondre actuellement, c’est dur à dire. Cela nécessiterait de faire des enquêtes qualitatives, ce qui n’est pas possible », précise-t-il à RFI.
En revanche, le chercheur a bien noté les campagnes publicitaires, notamment à destination des pays anglophones (Kenya, Ghana, Tanzanie, Zimbabwe) et basées sur la communication autour des « valeurs partagées », comprendre la protection des sociétés traditionnelles contre les « pratiques importées » par « l’occident collectif dégénéré » pour reprendre les vocables russes largement diffusés désormais sur le continent. Un outil de la « révolution conservatrice » internationale observée par le chercheur suisse Jean-François Bayart.
Dans ses récents articles, Maxime Audinet a travaillé sur la résurgence du récit anticolonial dans les discours russes, quasiment absents il y a encore cinq ans et qui ont explosé depuis 2022 et l’invasion de l’Ukraine, une guerre profondément impérialiste : « J’ai regardé comment RT, Sputnik, African Initiative, mais aussi le projet Lakhta, avaient utilisé, s’étaient réappropriés, avaient diffusé des contenus porteurs de ce message anti-néocolonial, et c’est vraiment massif. On a 15% de la surface lexicale des contenus d’African initiative qui sont liés à la promotion de ce récit anticolonial qui trouve un écho extrêmement fort dans les sociétés sahéliennes, parallèlement à ce mouvement plus vaste de ce qu’on appelle un néo-souverainisme africain, cette volonté de s’émanciper encore davantage. »
Un discours déjà porté par RIA FAN, agence de presse de la holding médiatique d’Evgueni Prigojine, sous sanctions occidentales et fermée par les autorités russes en juin 2023, à la suite de la rébellion du groupe Wagner. RIA FAN qui a largement accompagné le déploiement des mercenaires russes au Mali puis au Burkina Faso en 2021-2022.
Pour le lanceur d’alerte Ephrem Yalike, le constat est clair : « La bataille de l’information a été gagnée par les Russes et perdue par la population. Ils ont cette capacité à mettre beaucoup d’argent dans ce qu’ils veulent et ça prend de l’ampleur. Sur une semaine, quatre, cinq, dix articles de désinformation peuvent sortir… Et toi (le journaliste), le temps de trouver la source, c’est trop tard, ça a déjà pris de l’ampleur. »
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